Je, comme vous, chers lecteurs, viens de lire des interventions dans le débat Giffard-Millaud qui suscite une conversation brûlante dans la presse. Je suis certaine que vous savez déjà où je me trouve dans cette polémique : jamais du côté de l’ancienne école.
Monsieur Millaud soutient, audacieusement, que « Le journalisme a tué la littérature et le reportage est en train de tuer le journalisme. » Si le journalisme a tué quelque chose, ce n’est pas la littérature, c’est notre perception de la réalité : ce que nous pouvons voir et ce que nous sommes prêts à voir. Sans le reportage, nous ne réussirons jamais à la rectifier.
Selon Millaud, le reportage est « l’homme de lettres remplacé par le concierge ». D’abord, il n’est pas surprenant qu’il se prend, cet honorable homme de lettres, comme supérieur au travailleur qui le sert. C’est un sentiment qui imprègne son argument : un argument qui dédaigne intrinsèquement tout le monde d’un rang inférieur à lui. Il prétend que c’est une question de la qualité de l’écriture et de la réputation du journalisme. Peut-être, mais je ne suis pas ici pour débattre de son état littéraire. Croyez-moi, je connais bien la presse. J’ai mes propres opinions de ce que sont ses côtés les plus pourris. Il y avait et il y aura toujours de la mauvaise écriture. Mais ce n’est pas la faute du reportage.
En vérité, ce que Millaud se bat contre, c’est l’évolution de la presse. Il veut qu’elle reste figée dans une époque du passé où personne d’autre que nous ne peut la lire, où personne d’autre que nous ne peut l’écrire, où personne d’autre que nous ne se voit sur ses pages. Mais comme Giffard l’a dit, nous ne sommes plus là. Nous sommes dans une période d’expansion de ce qui pourrait se trouver dans les colonnes — c’est au moins pour cela, vous le savez, que je me bats. Une presse évoluée, une presse toujours en changement, une presse ouverte à tout est une presse prête à reconnaître la réalité entière du monde dans lequel nous vivons.
J’avance que le reportage est un outil non seulement utile, mais absolument nécessaire, pour nous mener à ce point-là. S’il ne l’est pas encore, le journalisme sera un métier qui oblige les journalistes à connaître le monde avant de prendre sa plume et d’en discuter. C’est le reportage qui assurera que c’est le cas.
Chers lecteurs, sans le reportage, vous n’avez que deux choix : soit un journaliste vous parle de ce que vous connaissez déjà, et vous le prendrez avec plaisir ou désintérêt selon vos propres habitudes ; soit il invente une histoire complètement fantaisiste, une fausseté d’écriture que vous avalerez tout de même. Vous pouvez vous satisfaire de cette écriture frivole et mondaine, ou vous pouvez vous nourrir de mensonges. C’est à vous de décider, mais moi, je choisirais de sortir de cette dichotomie.
Voici la question de fond : comment savoir ce qui se passe dans chaque coin de Paris — dans les coins dans lesquels vous n’oseriez jamais pénétrer — sans récit direct d’une personne qui y était ? Sauf si les journaux commencent à remplir ses bureaux d’ouvriers, la seule manière de le faire est à travers le reportage. Sinon, nous risquons de projeter une image de Paris complètement peinte par les élites — une image teintée de la mauvaise couleur, une image faite de traits trop larges pour saisir tous les petits détails qui forment notre ville. Ces images fausses envahissent déjà le monde du journalisme tandis que les vraies expériences des gens populaires sont ignorées. J’exige que leur réalité — qui constitue la réalité de la ville elle-même — soit représentée.
C’est pour cette raison que je défends la liberté de chaque journaliste de profiter de l’utilité en grande partie minimisée du reportage, qui devient dès maintenant une nécessité. Quant à moi, je continuerai d’en profiter, et j’accueillerai la nouvelle époque de la presse à bras ouverts.
ANNE COLAIRE.