Lors d’une soirée au salon, la discussion littéraire terminée et le thé déjà froid, la salonnière nous pose une question :
— Avez-vous lu la chronique d’hier ?
Voilà comment nous nous embarquons dans une causerie qui ne sait pas se terminer, semaine après semaine. Et voici ce que je me demande à chaque fois : que distingue cette conversation de toute autre conversation entre moi et mes compatriotes ?
— Anne, vous aimeriez bien celle-ci, m’assure une des dames assise dans le salon.
Je lui lance un beau sourire et une petite réponse enthousiaste, bien que je sache exactement ce que je trouverai dans les journaux éparpillés sur la table. Cependant je me permets de les feuilleter quand même.
Les femmes dans la rue portent des mantelets de dentelle splendide … M. B*** s’est fiancé à Mlle. D*** bien qu’il aie une maîtresse … J’ai passé une belle soirée au théâtre du Palais-Royal comme toutes les autres … Que nous étions ravis de rencontrer cet homme de lettres en plein milieu du boulevard du Montparnasse ! … La réunion au salon s’est passée ainsi …
Je ne peux pas m’empêcher de bâiller. Tout ce que je vois, c’est tout ce que je connais déjà. Est-ce tout dont nous sommes capable de parler ? De nous-mêmes — de la frivolité qui marquent nos vies ? J’en ai marre.
Cher lecteurs, vous n’êtes pas abonnés à ce journal estimé sans raison. Vous désirez être au courant de l’actualité dès qu’elle arrive ; vous désirez apprendre tout ce qui se passe autour de vous chaque jour ; vous désirez connaître Paris, votre chère ville, en toute sa vérité. Pourquoi la chronique ne serait-elle pas d’une aussi haute qualité ? Votre chroniqueuse n’est-elle pas obligée de vous servir la chronique que vous méritez ?
C’est pour cette raison que je vous offre une nouvelle série de chroniques que j’appellerai « Notre ville, leurs vies ». Voici ce que je crois : c’est aux chroniqueurs de représenter la réalité de la société moderne, de chercher dans tous les coins de la ville pour découvrir de quoi il s’agit, de révéler l’autre côté de Paris. Les chroniques mondaines qui remplissent les colonnes des journaux ne nous disent rien de nouveau. Ces chroniqueurs ne font que s’admirer dans le miroir le matin et régurgitent ce qu’ils voient dans le journal le lendemain.
Moi, je préfère regarder autour de moi, voir les gens qui nous paraissent trop souvent invisibles. C’est l’ouvrière de l’usine textile qui me permet de m’habiller d’une belle tenue le matin. C’est l’éboueur qui fait que cette tenue n’est pas tachée par des ordures quand je sors dans la ville. C’est le marchand qui remplit la rue avec ses cris caractéristiques de Paris. Et quand je rentre chez moi le soir, c’est la femme de ménage qui assure que la maison est propre, et je peux me coucher tranquillement. Ce sont tous des gens avec leurs propres histoires et leurs propres vies ici à Paris.
Je vous supplie de faire pareil. Regardez, et demandez-vous sincèrement : où serions-nous sans eux ? Que serait Paris sans leur présence ?
Tout en regardant ailleurs, n’oubliez pas ceci : il faut aussi que nous regardions à l’intérieur de nous-mêmes. Reconnaître la réalité de la vie parisienne exige que nous nous interrogions. Cela fait trop longtemps que nous ignorons la réalité qui se passe devant nos yeux et que nous traitons la classe ouvrière comme inférieure. Il est temps que cela change.
Si vous êtes prêts à découvrir l’autre partie de la ville en remettant en question votre place dans la société parisienne, rejoignez-moi à la suite. Cette chronique vous sortira de la bulle qui vous entoure et vous empêche de regarder de près toute la réalité de Paris.
Je souligne : dans notre ville se passent aussi leurs vies.
ANNE COLAIRE.