Balzac, la presse, les Illusions perdues

Balzac en robe de moine est juché sur des échasses, il regarde par-dessus le "mur de la vie privée" et prend des notes.
Gilbert-Martin, Charles, gravure, 1868 : “Balzac écrivant de nos jours les Scènes de la vie privée”. Planche gravée d’après un dessin de Cham pour “Nos jeux et nos ris”, 1868. Collection de la Maison de Balzac.

Introduction au roman

Ce roman sur l’ambition littéraire et le monde impitoyable de la presse est aujourd’hui considéré comme un des chefs-d’œuvre de Balzac. Lui-même le considérait comme « l’œuvre capitale dans l’œuvre ». De nombreux personnages de La Comédie humaine s’y croisent, le roman étant à la charnière des Scènes de la vie parisiennes et des Scènes de la vie de province. Le héros Lucien vit tour à tour à Angoulême et à Paris. Mais les contemporains de Balzac l’ont d’abord lu sous la forme de trois romans, publiés séparément en 1837 (Illusions perdues), 1839 (Un grand homme de province à Paris) et 1843 (Ève et David).

BnF Essentiels

Nos deux héros, le beau poète Lucien de Rubempré [note de la prof : nos extraits se concentrent sur Lucien] et son ami l’inventeur-imprimeur David Séchard, sont jeunes, talentueux, idéalistes mais sans argent. Ils aiment la littérature et caressent l’espoir de « s’y faire un nom et une fortune ».

Soutenu financièrement par David, l’ambitieux Lucien quitte Angoulême aux côtés de Mme de Bargeton, sa protectrice, pour faire ses débuts littéraires à Paris. Il y découvre les séductions et les dangers de la société parisienne, la « réalité désespérante » de la presse et l’impitoyable milieu du journalisme, les coulisses du théâtre et les transactions mesquines de la librairie (l’édition). Son succès est aussi fulgurant que fragile et là où un Rastignac réussit, Rubempré trébuche et succombe face aux jaloux et aux intrigants.

Aussi, la chute de Lucien est-elle à la hauteur de ses illusions. Les dettes s’accumulent et les revers se succèdent : ses amis l’abandonnent, l’actrice Coralie, sa jeune maîtresse, meurt de chagrin dans ses bras, et Lucien, acculé, détourne l’argent de David qu’il compromet, et ruine sa famille.

France Culture

Sainte-Beuve à propos de la deuxième partie des Illusions perdues (celle dont nous lisons un extrait) :

Ce qui est certain (et en réduisant toujours notre point de vue), c’est que la moralité littéraire de la presse en général a baissé depuis lors d’un cran. Si l’on peignait au complet le détail de ces mœurs, on ne le croirait pas. M. de Balzac a rassemblé, dernièrement, beaucoup de ces vilainies dans un roman qui a pour titre un Grand Homme de Province, mais en les envéloppant de son fantastique ordinaire: comme dernier trait qu’il a omis, toutes ces révélations curieuses ne l’ont pas brouillé avec les gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs.

Sainte-Beuve, De la littérature industrielle, p. 684

Les personnages

  • Lucien Chardon / de Rubempré : jeune poète et écrivain de province qui vient tenter ses chances à Paris
  • D’Arthez, Fulgence, Chrestien, Giraud, etc. : jeunes écrivains du «Cénacle», un groupe littéraire ; idealistes, ils dédaignent le commerce et le journalisme et croient en «l’art pour l’art»
  • Finot : un directeur de journal
  • Étienne Lousteau : un journaliste
  • Raoul Nathan : un poète et écrivain, tour à tour ami et rival de Lucien
  • Dauriat : un libraire/éditeur (il publie des libres)

Lucien à Paris

La réaction de Lucien quand Madame de Bargeton, sa maîtresse, l’invite à Paris :

Lucien, hébété par le rapide coup d’œil qu’il jeta sur Paris, en entendant ces séduisantes paroles, crut n’avoir jusqu’alors joui que de la moitié de son cerveau ; il lui sembla que l’autre moitié se découvrait, tant ses idées s’agrandirent : il se vit, dans Angoulême, comme une grenouille sous sa pierre au fond d’un marécage. Paris et ses splendeurs, Paris, qui se produit dans toutes les imaginations de province comme un Eldorado, lui apparut avec sa robe d’or, la tête ceinte de pierreries royales, les bras ouverts aux talents. Les gens illustres allaient lui donner l’accolade fraternelle. Là tout souriait au génie. Là ni gentillâtres jaloux qui lançassent des mots piquants pour humilier l’écrivain, ni sotte indifférence pour la poésie. De là jaillissaient les œuvres des poètes, là elles étaient payées et mises en lumière. Après avoir lu les premières pages de l’Archer de Charles IX [son recueil de poèmes qu’il veut faire publier], les libraires ouvriraient leurs caisses et lui diraient : Combien voulez-vous ?

Balzac, Illusions perdues

Pour la biographie, voir par exemple Balzac en 30 dates ou Les Essentiels de la littérature

Traité de son temps non sans ironie comme « le plus fécond de nos romanciers », craint des potaches de tous âges pour ses longues descriptions, Balzac (1799-1850) est aujourd’hui considéré comme le plus grand romancier français de tous les temps. Mieux encore, c’est lui qui a inventé le roman sous sa forme moderne, en lui donnant pour tâche première de peindre les mœurs, sans pour autant rompre avec sa dimension proprement romanesque. Il est l’auteur d’une somme monumentale qui, en 1842, prend pour titre : La Comédie humaine, inachevée à sa mort en 1850. Balzac fut aussi une personnalité littéraire haute en couleurs, tirant parti de l’originalité de sa manière de vivre, quitte à être réduit à quelques clichés : travail nocturne, consommation excessive de café, canne merveilleuse, robe de moine, habitations excentriques. Une aubaine pour les feuilletonistes, les biographes et les caricaturistes.

BnF Les Essentiels

Quelques articles intéressants sur Balzac et la critique de la presse dans Illusions perdues :

Charles Baudelaire et la presse

Le poète des Fleurs du Mal entretient un rapport constant avec la presse de son époque, rapport qui influence certains aspects de sa production artistique. Écrivain-journaliste, comme nombre de ses contemporains, Baudelaire a toutefois un parcours singulier, multipliant les collaborations tout en faisant preuve d’une indépendance qui ne le lie à aucun journal.

Laurent Arzel, Baudelaire et la presse (Blog Gallica 1/2)

Voir aussi :

Portrait de Baudelaire : à mi-corps, assis, de trois quarts à gauche, une main glissée dans sa veste.
Portrait de Baudelaire. Photographie – Nadar. Source BnF

Le roman-feuilleton, la publicité, la vie quotidienne

Affiches pour romans-feuilletons (fichier avec images)

On ne s’abonne plus à un journal à cause de son opinion semblable à la sienne; on s’y abonne, toutes couleurs indifférentes, suivant que le feuilleton est plus ou moins amusant.

Un député en 1845, cité dans Palmer, Des petits journaux aux grandes agences, p. 2

Le « feuilleton » d’un journal, c’est avant tout une rubrique qui se situe en bas de page – et pas forcément de la première – d’un quotidien et qui est séparée du reste du texte (en général plus sérieux et politique) par une fine ligne. Cet élément, également appelé « rez-de-chaussée », est un des premiers rubricages clairs dans la presse de l’époque (il se développe dans les années 1830). Il est d’abord consacré à des textes de « Variétés » et autres « Revues » : on y trouve surtout de la critique littéraire, artistique et dramatique. Théophile Gautier et Alexandre Dumas, par exemple, en écrivent beaucoup.

Au cours du siècle, l’utilisation de cette rubrique se spécialise : on y fait paraître des extraits littéraires, puis des romans dans leur totalité, publiés par tranches, en parallèle d’articles de critique.

Le roman-feuilleton est alors caractérisé par une publication morcelée, par la mention « À suivre » ou encore « La suite à demain » et par sa localisation dans la section « feuilleton » du quotidien. En même temps qu’il se développe, le genre se normalise.

Certains textes sont écrits spécifiquement pour ce mode de publication : souvent longs, ce sont des romans populaires qui exploitent le suspens des interruptions programmées, et n’hésitent pas à ajouter des péripéties, à réutiliser des personnages d’un roman à l’autre, afin de conserver l’attention des lecteurs : Alexandre Dumas et ses mousquetaires, Eugène Sue avec Les Mystères de Paris ou encore Ponson du Terrail et ses nombreux romans où l’on retrouve Rocambole, en sont d’excellents exemples.

Le roman-feuilleton, qu’est-ce que c’est? (Blog de Gallica)

Le roman-feuilleton et la vie quotidienne

Qui lisait quoi dans le journal? Comment lisait-on? Quel rapport à la vie quotidienne? Voici ce qu’en disait des Françaises qui étaient jeunes vers 1900 :

— Ma mère, comme toutes les dames, elle lisait moins le journal que mon père. Les femmes ne s’intéressaient pas à la politique ; elles lisaient les faits divers, les procès, les choses comme ça. (Femme née à Paris en 1893 ; père vendeur au Bon Marché, mère sans profession).

— Bien sûr que oui ! Ma mère lisait le feuilleton; comme toutes les femmes, ça l’intéressait ! (Femme née en 1888 dans un bourg agricole des Vosges; père employé des chemins de fer, mère sans profession.)

— Tous les matins, on déposait à notre porte le Matin. Mon père le lisait à fond, après le repas de midi. Mais il ne lisait pas le feuilleton, oh non ! Sûrement pas ! Ma mère, elle aussi, lisait le journal mais elle ne se passionnait pas pour la politique; ce qu’elle lisait, bien sûr, c’était le feuilleton. (Femme née en 1897 à Paris; père petit entrepreneur en maçonnerie, mère sans profession.)

— La voisine de mes parents ne savait pas lire. Tous les soirs elle appelait ma mère en criant : «Venez, venez donc!», pour qu’elle vienne lui lire son feuilleton. (Homme né en 1888 dans un bourg de l’Ardèche ; mère scolarisée.)

— Ma mère savait à peine lire. Alors tous les soirs, elle me disait : «Eh bien ! Tu ne me le lis pas, aujourd’hui, le feuilleton?» (Femme née à Paris en 1900; parents émigrés de l’Auvergne; mère femme de ménage.)

— Ma mère découpait le feuilleton, bien sûr ! Elle le reliait aussi: c’étàit une femme très ordonnée. (Femme née en 1899 à Pans; pere jardinier de la ville de Paris, mère sans profession.)

Propos recueillis dans Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien

Relier les romans-feuilletons et les livraisons

Voir ces exemples de feuilletons reliés ici.


La réclame (voir le Lexique) et la critique littéraire

Voici un commentaire intéressant d’un critique littéraire en 1884:

Ici on apprend que les nouveaux livres arrivent aux rédactions des journaux avec des réclames toutes faites collées à l’intérieur du livre – il suffit de les copier !

Eugène Sue et les Mystères de Paris

Le roman Les Mystères de Paris a d’abord paru en feuilleton dans le journal Le Journal des DébatsVoici le premier chapitre dans le journal, le 19 juin 1842.

Les Mystères de Paris est l’œuvre majeure d’Eugène Sue, celle qui le fait réellement percer. Il s’agit d’un texte que l’on considère comme fondateur pour le genre du roman-feuilleton. Son héros est Rodolphe, un jeune homme riche qui passe son temps et sa fortune à aider les moins fortunés : il est une sorte de justicier social dans Paris.

Au début du roman, il rencontre deux personnages qui auront un rôle important dans le roman : le Chourineur, un homme au passé trouble, et une jeune fille surnommée la Goualeuse ou encore Fleur-de-Marie – généreuse quoique pauvre, elle se trouve dans une situation très difficile. Rodolphe rachète les dettes de la Goualeuse et la place hors de Paris. Néanmoins, Rodolphe s’avère ne pas être un ouvrier, mais un homme de plus noble extraction. Il retourne à Paris, à la recherche d’un certain François Germain… et dans ces aventures, il est secouru par le Chourineur qu’il s’est attaché. Il vient surtout en aide à tous ceux qu’il considère comme traités de façon injuste. Son parcours lui permettra également de découvrir la véritable identité de la Goualeuse, mais celle-ci reste irrévocablement marquée par son passé. 

Les Mystères de Paris en feuilleton, Gallica

Il y a énormément d’éditions différentes des Mystères de Paris en volume :

Quelques articles intéressants sur RetroNews et sur Gallica :

Théophile Gautier

  • Voici l’intégralité de sa chronique, dans la rubrique feuilleton de La Pressedisponible sur RetroNews. La chronique est écrite à l’occasion de l’adaptation théatrâle des Mystères de Paris.

Sainte-Beuve et la littérature industrielle

La fondation de La Presse par Girardin et du Siècle par Dutacq révolutionnent la presse en 1836. Ils s’appuient sur la publicité pour faire baisser de moitié le prix de l’abonnement. Pour attirer des annonceurs, ils doivent réussir à augmenter de façon conséquente le nombre d’abonnés. C’est le rôle assigné au roman-feuilleton qui doit permettre d’élargir et de fidéliser un nouveau lectorat et trouve sa place au rez-de-chaussée du journal, délimité par un trait noir et dévolu à la matière non politique. Les grands quotidiens se battent pour attirer des écrivains célèbres (Balzac, Hugo, Sand) : Eugène Sue se voit offrir 100 000 francs pour publier Le Juif errant dans le Constitutionnel en 1844-1845 (25 juin 1844) et fait gagner plus de 20 000 abonnements au journal. Le triomphe du roman-feuilleton va de pair avec le développement de la presse moderne.

Sainte-Beuve dénonce le roman-feuilleton comme une « littérature industrielle », devenue une marchandise standardisée, de faible qualité, faite pour plaire au plus grand nombre. Derrière ces arguments se dessine une conception de la littérature élitiste, hostile au roman-feuilleton et à son ouverture à un public plus large (plus jeune, plus féminin, plus populaire). « Au lieu de s’adresser à l’élite des intelligences, on s’adressa plus qu’aux instincts de la foule, non pour les corriger mais pour les satisfaire ; la littérature fut mise à la portée des épiciers ».

Julian Ebersold, La parution des « Mystères de Paris » en 1842, RetroNews

Les faits divers

COURS 7

Définir le fait divers

Sous cette rubrique, les journaux groupent avec art et publient régulièrement les nouvelles de toutes sortes qui courent le monde : petits scandales, accidents de voiture, crimes épouvantables, suicides d’amour, couvreur tombant d’un cinquième étage, vol à main armée, pluie de sauterelles ou de crapauds, naufrages, incendies, inondations, aventures cocasses, enlèvement mystérieux, exécutions à mort, cas d’hydrophobie, d’anthropophagie, de somnambulisme et de léthargie, les sauvetages y entrant pour une large part et les phénomènes de la nature tels que veaux à deux têtes, crapauds âgés de quatre mille ans, jumeaux soudés par la peau du ventre, enfants à trois yeux, nains extraordinaires.
Grand Dictionnaire Larousse du 21e siècle

Nouvelles peu importantes d’un journal.
Petit Robert, 1983.

Les événements du jour (ayant trait aux accidents, délits, crimes) sans lien entre eux, faisant l’objet d’une rubrique dans le journal.
Petit Robert, 1995.

Accident, délit ou événement de la vie sociale qui n’entre dans aucune des catégories de l’information.
Glossaire des termes de presse

BnF Essentiels, Définir le fait divers

Tenus par les contemporains pour des formes spécifiques de leur modernité culturelle, fait divers et roman criminel sont ainsi désignés comme les deux types privilégiés de récits signalant l’entrée progressive du pays dans l’ère «médiatique».

Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, pp. 131-132

Exemples de faits divers :

Questions de réflexion

  • Pourquoi le fait divers signifierait-il l’entrée du pays dans «l’ère médiatique», comme le dit Kalifa ci-dessus ?
  • Discutez du lien entre les faits divers et la rue et les boulevards et ce qu’on peut appeler, en adaptant Baudelaire, «le spectacle de la vie moderne».
  • Expliquez le lien entre les faits divers et la popularisation de la presse après 1863 (Petit Journal et journaux à un sou). [voir Schwartz p. 37, 39]
  • Expliquez le lien entre les faits divers et les romans-feuilletons. [voir Schwartz p. 43]

D’autres articles intéressants sur le fait divers dans la rubrique presse du site BnF Essentiels :


En 1884 a apparu, très brièvement (dix numéros seulement) le Journal des Assassins, un journal hebdomadaire satirique et blagueur qui faisait référence à beaucoup de criminels et de crimes connus et très médiatisés. Le sous-titre était “Organe officiel des chourineurs et des voleurs” !