Pour la Défense de Bel-Ami

9 Juin, 1885

Inès Moreau 

Peu d’œuvres ont autant attaqué notre profession que Bel-Ami de Guy de Maupassant. Le portrait de Georges Duroy, journaliste ambitieux mais sans principes, est aussi percutant que vrai, et pourtant les critiques abondent, choqués par ce qu’ils appellent son pessimisme « répugnant ». « Il a beaucoup de talent, M. de Maupassant », écrit un critique, »mais son Bel-Ami est bien répugnant, et, dut-on me trouver bien arriere, j’aimerais mieux lui voir choisir des sujets plus propres. » (Quisait, Le Gaulois, 2 juin 1885, p. 1) Et par ces mots, notre profession recule devant son propre reflet, se protège les yeux de la lumière crue que Maupassant a jetée sur nous.

Mais pourquoi cette indignation ? Maupassant lui-même a dit de son protagoniste : « Il ne sait rien, il est simplement affamé d’argent et privé de conscience ». Duroy, écrit-il, est une « graine de gredin », une graine de vice qui ne pousse que dans le sol du journalisme (Maupassant, 7 Juin 1885). Une image qui dérange peut-être, mais combien d’entre nous peuvent dire qu’ils n’ont pas, à un moment ou à un autre, senti cette « graine de gredin » en eux ? Nous devons affronter la vérité inquiétante que Bel-Ami met à nu : la profession que nous prétendons vénérer est, dans la pratique, souvent loin d’être noble. Prenons, par exemple, la description que fait Maupassant du journaliste qui, au lieu de s’engager véritablement avec ses sujets, inventait leurs opinions pour satisfaire l’agenda du journal. « Alors vous croyez comme ça que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu’ils pensent de l’Angleterre ? » se moque-t-il. « J’en ai déjà interviewé cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils répondent tous la même chose, d’après moi » (Bel-Ami, chapitre IV). Avec ces mots, Maupassant saisit le cœur du problème : notre presse n’est pas seulement corrompue, mais activement trompeuse, peu soucieuse de la vérité, et encore moins des individus qu’elle est censée représenter.

Je me souviens de mes propres débuts dans ce domaine. Lorsque j’ai été engagée comme première chroniqueuse ouvertement féminine pour Les Articles de Paix et des Peuples, j’étais ravie. J’envisageais une carrière consacrée à des reportages honnêtes, à l’amplification de voix trop souvent réduites au silence. Mais au fur et à mesure que j’avançais dans le journalisme, je me suis retrouvée de plus en plus isolée, non seulement en tant que femme, mais aussi en tant que personne recherchant l’intégrité dans une profession où les compromis sont nombreux. J’ai moi aussi ressenti l’attrait du succès superficiel, l’attrait de la richesse qu’incarne Duroy. Ce n’est pas une coïncidence que Bel-Ami a résonné si fort en moi ; le réquisitoire de Maupassant contre notre profession reflète mes propres frustrations.

À ceux qui appellent cela du « pessimisme », je dis : c’est bien. Si c’est du pessimisme que de dénoncer la rhétorique fallacieuse et la tromperie intéressée de notre profession, alors soyons tous pessimistes. N’avons-nous pas construit cette profession sur les bases du scepticisme, de la recherche incessante de la vérité ? Quel crime y a-t-il donc à tourner notre regard vers l’intérieur et à soumettre nos propres pratiques à cette même norme ? Ou se pourrait-t-il, comme je le soupçonne, que le réalisme de Maupassant nous touche de très près ? Peut-être son portrait du journalisme est-il intolérable pour certains, précisément parce qu’il montre à quel point nous nous sommes éloignés des principes mêmes qui ont poussé nos ancêtres à la révolution, à la guerre et à la poursuite incessante de la vérité.

Et pourtant, dans tout cela, je trouve trivial de continuer à débattre de Bel-Ami alors que nous avons des sujets bien plus importants à traiter. Cette semaine tout juste, j’ai entendu parler de la signature du traité de Tientsin, qui se solidifie la domination coloniale de la France sur le Viêtnam. Oui, la France profitera des ressources, mais le peuple vietnamien en paiera le prix, son autonomie étant sacrifiée sur l’autel de l’ambition française. Alors que nous sommes ici, accrochés à nos illusions morales, rappelons-nous que notre propre liberté et notre propre justice sont liées à la liberté de tous les peuples, et pas seulement de ceux qui se trouvent à l’intérieur de nos frontières. Que cette querelle au sujet de Bel-Ami soit donc enterrée dès demain. Car si nous, journalistes, ne pouvons pas nous confronter aux défauts décrits par Maupassant, comment pouvons-nous espérer nous confronter à l’impact des actions de notre nation au-delà de ses frontières ? Notre autonomie, nos valeurs, sont inséparables de ceux que nous affectons et influençons. À mes collègues journalistes, je déclare : réclamons les idéaux que nous prétendons défendre. Examinons, éclairons et n’ayons pas peur d’affronter les dures vérités, même lorsqu’elles nous sont renvoyées.

Inès Moreau